La conférence sur la profession proposée par Tatouage et Partage

  
 

Comme on vous l’avait déjà annoncé, au Cantal In’k the Skin, on aime célébrer le tatouage, chanter ses couleurs, ses surprises et les gens qui l’animent au quotidien mais lorsqu’il s’agit d’établir un état des lieux du métier, d’évoquer son évolution et les défis qui l’attendent, notre équipe répond également présente.

 

Cette conférence a donc pour objet d’étudier la reconnaissance professionnelle et le statut du tatoueur, les conditions d’apprentissage, les évolutions du métier.

Les intervenants : quatre grandes figures de l’univers de la modification corporelle

Philippe Liotard, sociologue spécialiste du corps

Lukas Spira, body-hacktivist

Stéphane Chaudesaigues, tatoueur, chef d’entreprise, organisateur d’événements, président de Tatouage et Partage

Bruno Cuzzicoli. Mais qui est ce ? Bruno n’est autre que l’homme qui a ouvert la première boutique de tatouage en France ! C’était à Pigalle, à Paris, dans les années 1960.

 

Et avec comme animateur, Pierrick Robert, de Pounti Prod

 

Mais c’était sans compter sur le charisme de Bruno le tatoueur de Pigalle, le vestige du tatouage français.

En effet, Bruno a subjugué son auditoire et a laissé peu de temps de paroles aux autres intervenants malgré les aiguillages de Pierrick Rob et les interventions de Stéphane Chaudesaigues.

 

Le sujet qui a été approfondi est celui de l’évolution du métier, d’un point de vue sa pratique quotidienne, et plus particulièrement la carrière de Bruno.

 

Au lancement de la conférence, Stéphane Chaudesaigues, se souvient… ses premières paroles sont un hommage à Bruno :

« Déjà 30 ans que je tatoue mais c’était hier quand à 15-16 ans, j’allais vous voir travailler dans votre salon à Pigalle. Bruno, vous êtes mon père professionnel. Le Sailor Jerry national. Un modèle pour l’univers du tattoo français en tant que tatoueur et en tant qu’homme. »

 

Puis Stéphane annonce sa volonté d’aborder les sujets qui lui tiennent le plus à cœur et pour lesquels, avec toute l’équipe de Tatouage et Partage, il lutte :

Le statut des tatoueurs

Le statut des apprentis

Les conditions de formation

 

Lorsque Bruno prend la parole, une telle émotion le submerge qu’il a du mal à s’exprimer.

Les larmes aux yeux, il entame son récit.

 

Le plaisir pour son auditoire d’entendre cet homme de plus de 70 ans aujourd’hui et qui a ouvert sa boutique de tatouage dans les années 60, un 6 octobre, le jour de la Saint Bruno.

 

50 ans d’histoire du tatouage.

 

Bruno se souvient de ses premières expériences de tatoueur et de tatoué. Il utilisait une « bousille ». Contrairement à ce que croit la plupart des gens, la bousille n’est pas le tatouage mais la machine qui servait à les faire. Un outil, plutôt qu’une machine, composé d’aiguilles plantées dans un bouchon de liège « que l’on se passait les uns les autres, sans aucune mesure d’hygiène. On se tatouait entre nous avec de l’encre de chine».

 

Il se souvient aussi des jeunes de l’époque. Ils étaient impatients et un peu indisciplinés. Il a d’ailleurs choisi de mettre un panneau « interdit au moins de 18 ans » à l’entrée de son camion puis de sa boutique. Le tatouage était interdit à l’époque même s’il n’y avait pas de textes de lois à proprement parler.

 

Devenir tatoueur il y a un demi-siècle

Pour Bruno, il faut beaucoup de cœur, d’émotion et de sensibilité pour exercer le métier de tatoueur. Mais Il fallait surtout être « sinoc » pour se lancer dans une telle activité à l’époque. Un mélange d’ambition et d’inconscience de l’âge.

Il s’est battu pour défendre les personnes qui voulaient se faire tatouer. Les sortir du « suicide social » dans leur choix de marquer leur chair.

Il s’est battu pour faire émerger cette profession mi artisanale mi artistique et la sortir des bas-fonds.

Coûte que coûte, il y arrivera.

 

Ses premières opportunités pour gagner sa vie en tant que tatoueur :

Au lancement de son aventure, Bruno ne vivait pas du tatouage en tant que prestation « artistique ». Il a développé :

Le tatouage vétérinaire : pour l’identification des animaux.

Le tatouage chirurgical : placer des points de délimitation avant intervention, ou « nichologue » : retracer les aréoles des femmes qui ont eu un cancer suivi d’une ablation du sein.

Le tatouage esthétique : lorsqu’une cliente qui s’était faite mordre l’arcade par un chien et dont les poils des sourcils ne repoussaient pas : début du maquillage permanent.

Ces activités faisaient de lui un technicien du tatouage. Mais il dessinait beaucoup aussi. Et lorsqu’il dessinait ses motifs il se sentait artiste-tatoueur.

 

Son objectif :

Pouvoir pratiquer le tatouage en ayant pignon sur rue et sortir de l’idée de la rupture sociale associée au tatouage. Sortir le tatouage de la simple « transgression sociale ».

A l’époque lorsqu’il a voulu pratiquer légalement et ouvrir sa boutique il n’y avait aucune existence du statut de tatoueur. Il a donc inventé son propre nom de métier : dessinateur intradermique.

N’existant pas dans les « registres », Bruno devait 0 charges, 0 TVA, 0 taxes professionnelles, 0 taxes d’apprentissage… à l’Etat.

Cette volonté de créer un statut, en France, émargeait il y donc 50 ans avec Bruno. Force est de constater qu’il n’existe toujours pas

 

Pour Bruno, le meilleur statut actuel pour le tatoueur serait celui d’artisan.

Stéphane Chaudesaigues souligne que le statut d’artiste est inadapté à la notion même d’artiste. En effet l’œuvre doit appartenir à son créateur. Ce qui n’est pas du tout le cas dans le tattoo puisque le support sur lequel le tatoueur produit ne lui appartient pas.

Bruno confirme : le tatouage est une pratique qui se fait à deux mais un seul le revendique et il appartient à celui qui le porte.

De plus, la mise en place du statut du tatoueur est indispensable car il permettrait une transmission de notre savoir dans de bonnes conditions.

Bruno, voix de la sagesse et de l’expérience, rappelle que « Les escaliers de l’administration sont très difficiles à gravir. Il faut y aller doucement. Pas à pas. » Sans jamais abandonner.

 

Pour Bruno, la protection du patient est encore plus importante que celle du tatoueur

Elle est primordiale. Elle passe par le respect des normes d’hygiène. Et elles n’étaient pas « au top ». Ainsi que l’utilisation d’un « bon » matériel. Il a commencé par fabriquer ses machines et ses aiguilles. C’était aussi une passion. L’arrivée du matériel à usage unique a révolutionné le respect du client. Elle symbolise une meilleure hygiène pour le client et gain de temps pour le tatoueur qui n’a plus à souder ses aiguilles ni à stériliser son matériel.

 

Sa vision de la relation tatoueur/tatoué

Bruno apprécie les personnes qui mettent du cœur dans le choix de leur motif. Qui sont exigeants. Un tatouage est un acte fort : se faire tatouer c’est donner son corps à une tierce personne en lui faisant confiance totalement. Et qui a du sens quelque soit la taille du tatouage. « pensez à ce point partagé par deux amoureux, où ces trois points que vous connaissez tous… ».

Il aime l’idée qu’il est un « conducteur de l’âme », ce qui rejoint parfaitement la vision actuelle du tatouage défendue par les autres interlocuteurs.

Ainsi les fondements intrinsèques au tatouage semblent intemporels et universels.

 

Sa façon de travailler :

Bruno travaille en blouse, en chemise et en cravate. Il vouvoie ses clients.

Pour lui c’est très important cette image et cette distance qu’il renvoie aux clients d’une part et aux personnes extérieures d’autre part.

Cette démarche correspond à une relation constructive de respect réciproque avec le client. Elle oblige à une certaine « attitude » qui modifie l’attitude des personnes qui viennent se faire tatouer.

Et elle donne une image nouvelle du métier de tatoueur à la société.

 

Philippe Liotard,

Pour cet éminent sociologue, les tatoueurs sont des artisans de la chair. Ils utilisent une technique – 1 geste – 1 façon de faire. Ils apprennent à utiliser les outils et à faire le bon geste.

En ce qui concerne les tatoués, ce qui compte dans le tatouage : marquer sa peau. Grâce au tatouage tout est possible en terme de symbolique. Le marquage des chairs à des fins esthétiques, identitaires ou politiques constitue une pratique visant à modifier un corps qu’il s’agit d’amplifier, d’embellir, de réparer ou d’altérer.

« Cette effraction cutanée radicale, cette blessure volontaire, cette inscriptions définitive, visible ou secrète, pose la question de l’acceptable et du respect de la norme corporelle. Elles ouvrent la perspective concrète d’esquiver ou d’infléchir le destin biologique et social. »

Monsieur Liotard appuie donc le point de vue selon lequel le tatoueur est un artisan-technicien au service de l’âme, du cœur, et de l’esprit des tatoués.

 

Luka Zpira,

Pour lui, « Les modifications corporelles offrent la possibilité d’inventer de nouvelles règles, de sortir des schémas, elles sont un acte politique et philosophique. C’est pour cela qu’elles dérangent. Et plus on pousse les limites, plus on dérange. J'ai voulu me servir de mon corps comme d'un médium, déconstruire et reconstruire une personnalité. Ces modifications ont changé mon rapport à moi-même, mes habitudes alimentaires et mon comportement vis-à-vis des autres. Je pense être devenu meilleur, plus calme, plus réfléchi.

Les modifications corporelles, sont une forme de rituel, un rite d'élévation et de meilleure compréhension de nos sensations et de nos possibilités physiques. Il y a une part de douleur - mais elle est gérable - et un certain dépassement de soi. Comme l'ascension d'une montagne : une fois en haut, vous n'avez plus mal. C'est une découverte, un travail entre celui de l'archéologue, du sportif de haut niveau et du maître d'arts martiaux… Elles aboutissent à une réappropriation de son corps, de soi-même. »

Luka Zpira se positionne davantage sur sa démarche personnelle et artistique devenue son métier. Il rejoint les points de vue des autres intervenants concernant la démarche de l’utilisateur de cette pratique et de la position que ça lui donne dans la société.

 

La conclusion de cette conférence serait donc :

 

La progression spectaculaire du métier de tatoueur dans sa pratique liée aux normes d’hygiène, aux nouvelles machines à tatouer, aux encres et à l’apparition du matériel à usage unique.

La multiplication des « adeptes et praticiens du tatouage » dans une société en quête de rituels et d’identité.

Malheureusement, concernant le statut juridique, fiscal et économique du tatoueur, de l’apprenti et de la formation, il n’y a aucune évolution ou presque.

 

Le débat reste donc ouvert et Stéphane Chaudesaigues et Tatouage et Partage ne comptent pas en rester là et se battront jusqu’à obtenir les changements attendus et indispensable à la profession.

 

 

Très beau lien pour étoffer le témoignage de Bruno : http://robertgiraud.blog.lemonde.fr/2010/10/25/rencontre-bruno-ancien-tatoueur-paris-olivier-bailly/